La dernière machine à coudre de mon atelier vient de trouver acquéreur au marché Colobane à un prix vraiment bas ; Cependant je n’ai aucun regret car ce qui m’attend est plus agréable.
Je viens de rassembler les 650.000Fcfa représentant la caution à donner à « Grand Ndandité » pour faire avec lui le voyage vers l’Espagne, à bord de sa …pirogue.
En remettant le pactole à « Grand Ndandité », j’ai eu droit, de sa part, à un discours sur la chance que j’ai de faire ce voyage :
« Boy sa affair bakhna ! Tu verras, une fois en Espagne. Tu seras riche comme Crésus ; beaucoup d’euros dans les poches. Tu reviendras un jour au pays et on te respectera ; Tu auras une belle maison, une grosse cylindrée… et même la fille qui te refuse aujourd’hui, se mettra à genoux devant toi sinon ses parents la renieront !
Cependant motus et bouche cousu sur ce voyage ; Rendez vous demain comme convenu à 4 Heures du matin, à la baie de Soumbédioune ! »
Il termine son discours en me tapotant les épaules d’un air fier : « Euy sama Modou Modou bi » !
Je sortis de chez lui, l’air pensif.
Pourquoi, lui qui dit avoir fait ce voyage plusieurs fois, n’est-il jamais resté ?
La nuit, je ne dors pas ; je songe ; je me vois déjà dans les rues de Barcelone, bien sapé et roulant en décapotable ; Dans ma tête, j’ai fini de raser et de transformer notre maison familiale en un immeuble bien en vue dans le quartier ; j’ai même inscrit devant la porte sur du marbre « Villa Mbengue ».
Je ne dis mot à personne ; même à maman qui sans nul doute m’aurait interdit de braver l’océan ; je suis son unique fils !
A 2 heures du matin déjà, j’étais prêt ; Dans mon sac à dos j’ai mis un pull over, un blouson, du couscous, du lait en poudre, du sucre…une tasse et une cuillère.
La photo de mon marabout autour de mon cou sera là pour me protéger des mauvaises surprises.
Sur place à Soumbédioune, nous sommes vingt à prendre place dans la pirogue ; inutile de vous dire que nous sommes à l’étroit.
L’on se salue et l’on prie chacun dans son coin ; Certains d’entre nous sortent de leur sac des bouteilles remplies de « safara » et s’enduisent le visage et les bras avec cette eau bénite.
« Grand Ndandité » prend la parole :
« Mes amis, nous allons faire le voyage ensemble et je vous dit tout de suite que ce ne sera pas de tout repos. Que ceux qui risquent de chialer rentrent chez eux sans tarder car nous ne rebrousserons pas chemin. Prêt pour le départ ?! »
Oui !!!! Lui répondîmes tous à l’unisson !
On chante et on discute tranquillement ; la pirogue continue inexorablement à s’enfoncer dans la gueule de l’océan et Dakar s’éloigne de nous.
Sans nous en rendre compte, la nuit venait de tomber et nous étions déjà très loin. Il faisait froid ; très froid même. Je pensais à ma mère, inquiète. Nous ne parlions plus de peur d’être entendus par les génies peuplant le ventre de l’océan ; nous n’osions même pas dormir.
Les petites lueurs du matin apparaissent faisant revenir u peu de clarté et de sérénité dans nos cœurs et nos esprits jusque là occupés par la peur.
Coup de théâtre ! Deux passagers sont là allongés, raides morts ; peut être du froid de la nuit passée.
Nous nous regardons. Que faire ?
Même « Grand Ndandité » avait perdu son courage légendaire ; il avait les yeux hagards.
Tout d’un coup, comme revigoré par je ne sais quoi, il prit la parole :
« Les amis ! Ces gens sont morts parce que leur heure a sonnée ; même s’ils étaient restés à Dakar, ils allaient mourir. Aidez-moi à les jeter à l’eau car si on les laisse avec nous l’odeur risque de nous tuer. »
Aussitôt dit aussitôt fait. Les corps sont jetés dans l’océan sans aucune prière mortuaire pour le repos de ces âmes qui étaient à la recherche de conditions meilleures.
Seulement le « Grand » n’a pas dit à tout le monde que si ces hommes étaient restés à Dakar auraient eu un enterrement digne d’un humain et ne seraient pas aujourd’hui le festin des requins.
Bref ! Moi j’étais là assis, n’en pouvant plus. Je voulais rentrer et je n’aurai même pas réclamé mon argent.
Qui va me ramener sur la terre ferme ? Personne !
Je me rappelle qu’on m’avait dit que celui qui récite la sourate « Lahat Jakoum » ne connaitrait pas la mort ce jour là. Punaise ! Pauvre de moi ! je ne l’ai pas apprise et au fond de moi je regrette de n’avoir pas maîtriser le coran ; je suis allé à l’école coranique comme beaucoup de mes compatriotes mais je ne sais réciter que trois ou quatre sourates pour mes prières obligatoires. Mais qu’à cela ne tienne , je me mets à murmurer le titre « Lahat jakoum. Lahat Jakoum… ».
Troisième matinée, quatre cadavres subissent le même sort que les premiers : être le festin de requins. Nous ne sommes plus que quatorze personnes affamées, fatiguées, malades, inquiets…
On commençait à tourner en rond. Pourquoi il n’y a pas de panneaux d’indication pour nous permettre de retrouver notre chemin ? Du retour nak ; pas de l’Espagne car je n’en veux plus ; Je ne veux plus être Modou Modou !!! Je veux rentrer !!!!
Euréka ! Un chalutier nous a retrouvé et nous a repêchés. J’ai voulu danser, sauter de joie mais je n’en avais ni la force physique, ni la force morale. Nous sommes acheminés à la frontière espagnole et abandonnés entre les mains des policiers.
Ils nous servirent à manger, du lait chaud et des médicaments. Nous n’avions aucun papier sur nous et à la question : d’où venez vous ? nous répondons « on ne sait pas » et les seuls qui osaient dire du Sénégal ajoutaient qu’ils sont des homosexuels persécutés au pays de
Nous fîmes une semaine dans ce centre de détention et de transit avant de recevoir un papier qui nous permet d’entrer dans le territoire espagnol.
Barça ! Barça !
Il fait froid ici mais ce n’est pas grave « Ku beug akara dangay gnémé kani ».
Dans cette ville j’y ai vu des africains faire des boulots qu’ils n’accepteraient jamais même pour tout l’or du monde de faire chez eux, au pays : balayer les rues( Dieu sait que les nôtres sont plus sales), essuyer des vitres, s’occuper de vieux malades, jouer au chat et à la souris avec les policiers…
J’y ai rencontré des voleurs, des arnaqueurs, des agresseurs dans mon peuple.
Je reconnais avoir aussi fait la connaissance d’africains dignes, travailleurs, brillants étudiants…
Dans les chambres, une kyrielle d’occupants et la cuisine se fait à tour de rôle le dimanche.
L’argent y est chèrement gagné ! Comment font-ils ces Modou qui viennent en vacances au pays pour dépenser tout cet argent et rentrer en Europe ?
Tous ces efforts que l’on déploie pour développer ce pays auraient permis de mettre le nôtre définitivement sur orbite. Ils te diront tous qu’au pays on ne paie pas ; ils l’appellent le bled !
Et si Serigne Touba avait accepté ces choses d’ici bas, serions nous là récolter les fruits de son seul travail ? Je pense que non !
Il faut qu’une génération accepte de se sacrifier pour celle future.
Lorsque le pays européen prend des risques pour son développement avec l’aide des immigrants, ceux-ci restent toujours de simples outils économiques avec ou sans papier, de simples marginaux.
C’est une illusion de croire qu’un noir africain vivant et travaillant en France, par exemple, appartient à la mémoire du peuple français, partage les mêmes racines historiques avec le peuple français, fait partie de la conscience intellectuelle du peuple français. Il peut tout avoir : travail, position, fonction, considération, honneur, etc… ; mais il ne sera jamais l’enfant du pays dans la conscience française. On peut avoir, par assimilation, le statut de français ou française. Mais il y’a une différence profonde entre « être français » et être « considéré comme français » par assimilation. Les littératures produites par des africains en langue française relèvent de la francophonie et non de la littérature française nationale.
Je ne suis pas pour un retour définitif des émigrés mais pour un coup d’œil incessant sur le rétroviseur, pour une prise de conscience des problèmes que traverse le pays d’origine.
Restez où vous êtes si vous y trouvez votre compte mais répondez aussi à l’appel de la mère patrie ; pas seulement en envoyant de l’argent aux parents ( chose importante car participant au maintien de l’équilibre dans les familles) mais en participant à la vie politique, économique et sociale du « bled ».
Sursaut, décision, risque, prise de conscience, ambition pour un meilleur avenir, lutte persévérante, telle est ce que le peuple sénégalais, africain, attend de vous car l’urgence et la nécessité se font sentir.
Basta ! N’attendez plus !
Ly Souleymane
77 6516505
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